«Ils ne voyaient rien, personne. Ni cette lumière d'été. Ni ce fleuve. »
TEXTE ET MISE EN LECTURE Denis Lavalou d’après le roman de Marguerite Duras
SAISON DE CRÉATION 2013-2014
GENRE spectacle lecture
PUBLIC tout public
DURÉE 1h20
AVEC
Françoise Faucher & Denis Lavalou
CHOIX MUSICAUX Françoise Faucher & Denis Lavalou
DIRECTION TECHNIQUE & RÉGIE Camille Robillard
Le roman Emily L. de Marguerite Duras est paru aux éditions de Minuit en 1987
À l’occasion du centenaire de la naissance de Marguerite Duras (4 avril 1914), la comédienne Françoise Faucher, le comédien, auteur, metteur en scène Denis Lavalou et Danièle de Fontenay directrice artistique de l’Usine C, proposent, dans le bar de l’Usine C, une lecture spectacle du roman Emily L. adapté par Denis Lavalou, puis une période de libre échange autour de Marguerite Duras. Paru aux Éditions de Minuit en 1987, Emily L. est un livre sur la fabrication des livres. L’auteure s’y met en scène avec son amant, Yann Andréa, dans un bar de la côte normande qu’ils fréquentent l’été. Alors qu’ils font le point sur leur étrange amour, un couple d’anglais interpelle leur regard et, par un effet miroir, ils vont transcender leur propre histoire à travers celle de ce couple, qu’ils inventent à mesure. C’est ainsi que se tisse le roman que l’auteure dit écrire et que s’inscrit sa vie dans l’histoire qu’ils se racontent.
Comme dans un bar de la côte normande…
Pour accueillir les spectateurs, une table, deux chaises, une lampe des années 40 allumée, les chanteurs populaires que Duras avouait aimer, Adamo, Christophe, Polnareff, Hervé Vilard, mais aussi Cora Vaucaire, Piaf, et l’incomparable Carlos d’Alessio.
Pendant la lecture, véritable échange d’une extrême complicité entre deux grands amis comédiens de longue date, quelques points d’orgue musicaux, le Diabelli de Moderato Cantabile, Didier Squiban et son piano, un vieil air de jazz, à la fois rythmé et languissant.
Un écran derrière eux, juste pour faire vibrer certaines images textuelles, des vues emblématiques, le Pont de Tancarville au coucher du soleil, les bancs de sable de l’estuaire de la Seine, la main de la romancière écrivant et puis eux deux, Yann et sa Marguerite, éclatant de rire, assis sur un banc de leur chère côte normande.
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Françoise Faucher, qui a pris l’initiative de cette soirée, souhaitait ardemment rendre hommage à la romancière pour le centenaire de sa naissance. Familière de son œuvre, la comédienne a eu l’occasion de rencontrer et d’interviewer Marguerite Duras lors de son passage à Montréal en 1981. Alors que Françoise Faucher répète Les eaux et forêts au café de la Place sous la direction de Daniel Roussel, une grande entrevue a lieu entre les deux femmes dans le cadre de l’émission de Radio-Canada Femme d’aujourd’hui. Françoise Faucher a aussi joué dans L’amante anglaise, montée par Jean Faucher et dans La bête dans la jungle, adaptation durassienne du roman de Henry James. En septembre 2009, c’est la rencontre à Espace Go avec l’immense personnage de Savannah Bay dans la mise en scène d’Éric Vignier.
Denis Lavalou, comédien, auteur et metteur en scène, a proposé l’œuvre à lire. Il est, lui aussi, passionné par l’écriture durassienne. Dans le cadre des productions du Théâtre Complice, il a dirigé Marie-Josée Gauthier et Gaétan Dumont dans La Musica Deuxième, et a monté et joué deux pièces méconnues et absurdes de la grande romancière, Le Shaga et Yes, peut-être.
Extrait
ELLE — Il n’y avait presque personne cet après-midi-là au café de la Marine. Il y avait les habitués, les clients de la région de Quillebeuf, et des jeunes gens arrivés par le bac. Nous les connaissions de vue pour la plupart. Ils se tenaient dans la grande salle de la Marine, autour de la patronne et d’une jeune femme, sa fille sans doute.
Eux, ils étaient déjà là quand nous étions entrés dans le café,
LUI — il n’y avait pas de raison et puis brusquement nous avons dû les voir.
ELLE — Nous avions dû les regarder sans les voir et puis brusquement les voir. Pour ne plus jamais ensuite pouvoir faire autrement.
D’abord l’un l’autre. Et puis ensemble. Fondus ensemble en une seule couleur, une seule forme. Un seul âge.
LUI — Ils étaient seuls. Perdus. Seuls dans l’été. Dans le désert.
ELLE — Perdus au milieu de la lumière que renvoyait le fleuve vers la place.
LUI — Ils ne voyaient rien, personne. Ni cette lumière d’été. Ni ce fleuve.
ELLE — Devant eux il y a les boissons des alcooliques anglo-saxons:
LUI — la Pilsen noire pour lui
ELLE — et pour elle le double bourbon.
LUI — Perchés sur leurs tabourets sans presque bouger, la tête penchée en avant, ballante, ils étaient aussi un peu ridicules. On aurait dit des plantes, des choses comme ça, intermédiaires, des sortes de végétaux, des plantes humaines, à peine nées que déjà mourantes, à peine vivantes que déjà mortes.
ELLE — Oui, des choses innocentes et punies.
LUI — Des arbres.
ELLE — Des arbres privés d’eau et de terre, punis. Condamnés à s’affaler comme des êtres humains, là, sous nos yeux.
LUI — Sur le moment j’avais cru qu’elle dormait, cette femme du bar. Maintenant je ne le crois plus. Je crois qu’elle fermait les yeux mais elle relevait la tête en même temps pour mieux entendre les voix autour d’elle.
ELLE — Ils étaient des Anglais de l’Angleterre. Quand les silences se faisaient jour dans la salle on entendait cet anglais qu’ils parlaient entre eux et on le reconnaissait.
LUI — On ne pouvait pas tout comprendre de ce qu’ils disaient. Ils ne parlaient pas d’une façon suivie mais de loin en loin et si bas qu’il suffisait d’un rien, du bruit d’une voix lointaine pour recouvrir la leur.
ELLE — Mais du peu de ce qu’on entendait, il apparaissait qu’ils étaient ennuyés à cause d’un empêchement à quitter l’endroit.
LUI — À un certain moment, ils avaient parlé d’un bateau. Et, à un autre moment, ils avaient parlé de la mer. Un coup de vent avait traversé le port, le temps de le dire et il était retombé. Il avait dit que c’était la marée qui changeait. The turn of the tide… et que la mer devait être merveilleuse comme elle l’était certains jours d’été.
ELLE — Elle, elle entendait. Elle souriait, contente de ça, que la mer fût bonne, calme.
LUI — Leur âge, on ne peut pas le connaître. Ce qu’on voit, c’est qu’elle est sensiblement plus âgée que lui. Mais que lui il a rattrapé sa lenteur à elle. Qu’il refuse d’aller plus avant qu’elle ne le peut, ça depuis des années.
ELLE — Que c’est fini pour elle et que pourtant elle est encore là, dans les parages de cet homme, que son corps est encore à la portée du sien, de ses mains, partout, la nuit, le jour.
Ça se voyait que c’était fini et en même temps qu’elle était là encore. Ça se voyait de la même façon. Que, s’il était parti d’elle, elle serait morte là même où il l’aurait quittée, ça se voyait aussi.
Ça avait commencé comme ça, pour nous, ces gens du bar, par cette immobilité dans laquelle ils se tenaient.
LUI — Lui qui regardait vers elle, ou parfois vers le miroir derrière l’étagère du bar lorsque le bac rouge arrivait et que les passagers passaient devant l’hôtel
ELLE — et elle qui ne regardait que le sol.
LUI — Ils avaient dû boire pas mal déjà avant notre arrivée au café de la Marine.
ELLE — Je vous ai parlé. Je vous ai dit que j’avais décidé d’écrire notre histoire. Vous n’avez pas bougé. Vous avez continué à regarder cette femme comme si vous n’aviez pas compris que c’était à vous que je parlais.
J’ai répété ce que je vous avais dit, que j’allais écrire l’histoire que nous avions eue ensemble, celle-ci, celle qui était encore là et qui n’en finissait pas de mourir.
Vous avez regardé dehors, vers le fleuve, sans voir, rien, longtemps, méfiant.
LUI — Cette histoire, encore… Ce n’est pas possible…
ELLE — Je n’ai décidé de rien… Ce n’est pas ça. Je ne peux pas m’arrêter d’écrire. Je ne peux pas. C’est la seule chose qui peuple ma vie et qui l’enchante. Et cette histoire, quand je l’écris, c’est comme si je vous retrouvais… que je retrouvais les moments où je ne sais pas encore, ni ce qui arrive, ni ce qui va arriver… ni qui vous êtes, ni ce que nous allons devenir…
Dans vos yeux la ruse passe, la peur et, au loin, le plaisir fou de vivre. Vous dites:
LUI — Je suis sûr que c’est ça que vous êtes en train d’écrire en ce moment, ne dites pas le contraire.
ELLE — Non, je ne le crois pas… Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Mais il y a tellement longtemps que j’y pense, deux ans au moins… Je ne sais plus. A vrai dire je ne sais plus, c’est ça… Mais je ne crois pas que ce soit notre histoire que j’écrive. Quatre ans après, ça ne peut plus être la même… Elle n’est déjà plus la même maintenant. Et plus tard elle sera encore différente. Non… ce que j’écris en ce moment, c’est autre chose dans quoi elle serait incluse, perdue, quelque chose de beaucoup plus large peut-être… Mais elle, directement, non, c’est fini… je ne pourrai plus…
Vous ne m’avez pas regardée. Vous avez forcé le ton. La violence de votre regard s’est noyée dans une sorte de malheur. Vous dites:
LUI — Il n’y a rien à raconter. Rien. Il n’y a jamais rien eu.
ELLE, avec retard — Certaines fois, quand nous parlons ensemble, c’est aussi difficile que de mourir.
LUI — C’est vrai.
ELLE — Il y a eu quelque chose le premier jour.
LUI — Non, rien. Jamais. Il n’y a jamais rien eu.
ELLE — Vous ne l’avez pas su.
On se tait.
On regarde le fleuve.
Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir… que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j’ai avec vous: écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer.
Le bac est presque vide. La chaleur se tasse tout à coup, s’alourdit. L’absence de vent devient difficile à supporter. Vous dites :
LUI — Vous avez inventé pour moi. Je ne suis pour rien dans l’histoire que vous avez eue avec moi.
ELLE — Vous avez dit le contraire, une fois, au début.
LUI — Je dis n’importe quoi, et puis j’oublie. Vous le savez – vous souriez -, mais je suis toujours près de vous dans le désespoir que je vous procure.
ELLE — Je le sais. Je sais aussi que, pour moi, même si vous l’avez dit sans y penser, pour me faire plaisir, c’est pareil que si vous l’aviez dit pour toujours. C’est là. Que quelqu’un ait dit cette chose-là ce jour-là, c’est ce qui fera ce livre s’écrire. Le livre sera sincère. Que nous l’ayons dite nous, ou que nous l’ayons entendu dire à travers un mur, par un autre que vous à une autre que moi serait équivalent quant au livre, du moment que vous l’auriez entendue en même temps que moi dans un même lieu. Dans une même frayeur.
Nous nous taisons. Vous recommencez à regarder le fleuve, puis de nouveau la salle et cette femme du bar qui regarde le sol. Vous dites:
LUI — Il ne faut pas me croire. N’écrivez plus.
ELLE — Je crois tout ce que vous dites, les choses les plus fausses, vos mensonges. Je crois à la totalité de ce que vous exprimez, à toutes vos paroles, à vos distractions, à vos imbécillités. Et même à votre sincérité transcendantale au milieu de ce fatras, j’y crois.
LUI — N’écrivez plus.
ELLE — Quand j’écris, je ne vous aime plus.
On se regarde. On cesse de le faire.
Je dis: Ce sont des mots qui font peur.
LUI — Oui.
ELLE — C’est fou ce que le désespoir est proche… Quand on parle, je veux dire.
LUI — Oui.
ELLE — Vous souriez. Vous avez encore pâli, à peine, encore là, au-dessus des lèvres, mais c’est encore arrivé. Je vous dis: Je ne vous aime plus. C’est vous qui m’aimez. Vous ne le savez pas.
Nous allons jusqu’au bastingage. Nous regardons le fleuve.
LUI — C’est compliqué.
ELLE — Oui.
Créé le jeudi 24 avril 2014 au bar de l’Usine C à Montréal
Reprises
10 septembre 2014 – Maison de la culture Frontenac, Montréal
18 février 2015 – Maison de la culture Rosemont-Petite Patrie, Montréal
26 février 2015 – Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal
Dimanche 8 mars 2015 – Maison de la culture Villeray-St-Michel, Montréal
Disponible en diffusion
Automne 2018
printemps, été, automne 2020